Photo by Javier Allegue
Nous sommes en guerre, a déclaré le Président Macron. Si la métaphore martiale était un exercice attendu, elle est néanmoins justifiée. La mobilisation est nécessaire, pour préserver des vies d’abord, et tenter de limiter la perte massive d’emplois et l’aggravation de la pauvreté ensuite. Simplement, ne nous trompons pas d’adversaire : sur le long-cours, notre ennemi n’est pas cette épidémie. Notre ennemi, c’est nous-mêmes.
Réfléchir au monde d’après, débattre et se laisser aller à reconstruire des sociétés où les inégalités seraient fortement réduites et les modes de vie plus durables. Les circonstances ouvrent la porte vers la concrétisation d’idées ayant essaimé au sein des sociétés au cours des dernières années. En France, une soixantaine de parlementaires ont lancé une consultation citoyenne via une plateforme en ligne afin de préparer « le jour d’après ». Le champ des possibles reste ouvert donc, mais pour combien de temps ?
Les progrès de l’épidémie poussent les gouvernements à naviguer à vue et les annonces de plans de relance par les états et les organisations financières internationales pleuvent. Déjà, les secteurs industriels les plus polluants parviennent à tirer leurs épingles dans le jeu délicat des arbitrages économiques. Aux Etats-Unis, les négociations entre républicains et démocrates ont abouti à un accord sur un plan de relance d’un montant de 2.000 milliards de dollars, dont près de 30 milliards seront alloués au secteur aérien. Le gouvernement français a annoncé pour sa part le « sauvetage historique » de la compagnie Air France à hauteur de 7 milliards d’euros.
Au poids des secteurs polluants s’ajoute le report possible de grands rendez-vous internationaux comme la COP26 et la Convention sur la diversité biologique, repoussant d’autant les grandes décisions internationales nécessaires pour faire face à l’urgence du changement climatique.
A court-terme, la nécessité de définir des contreparties aux mesures de soutien s’impose
Lors de la crise de 2008, le soutien massif aux systèmes financier et économique apporté par les états, dont la Chine et les Etats-Unis (le plan d’aide de l’administration Obama s’était alors élevé à 800 milliards de dollars), vaguement teinté d’ambition écologique, avait constitué une occasion manquée d’amorcer une réelle transformation du modèle économique. Pour ceux qui ont connu cette phase, il y a dans la période actuelle comme un parfum de déjà-vu dans les annonces de mesures de soutien. Si ces aides sont nécessaires pour créer un rempart contre les effets de la crise et sauvegarder le maximum d’emplois, qu’il s’agisse de mesures de stricte liquidité, d’appui budgétaire ou bien des garanties sur les emprunts des PME, force est de constater qu’elles ne s’accompagnent jusqu’à présent d’aucune condition sérieuse en matière d’environnement. Pis encore, les mesures annoncées favoriseraient le statu quo d’une croissance fondée sur l’extraction et la consommation d’énergies fossiles – le prix du baril de pétrole ayant atteint dans le même temps des prix exceptionnellement bas -, et offriraient un boulevard à la reprise massive des émissions de gaz à effet de serre. L’organisation Greenpeace demande ainsi que les plans de sauvegarde à court terme visent avant tout à la protection des travailleurs et soient assortis de contreparties sociales et environnementales pour les entreprises : interdiction de licencier, de verser des dividendes et de procéder à des rachats d’action pour l’année 2020, plans de réduction d’émissions de gaz à effet de serre robustes pour les plus grandes d’entre elles.
Orienter les investissements vers une transformation du modèle économique et social
L’influence des industries polluantes, l’exigence de sauvegarde maximale des emplois existants ou encore le maintien du système bancaire et financier auront-ils raison du courage politique d’honorer les engagements en matière climatique ? Les perspectives sont sombres. En Europe, l’application de la feuille de route du Green Deal, politique ambitieuse qui vise à faire du continent un territoire climatiquement neutre d’ici 2050 et assorti d’une enveloppe de 1.000 milliards d’euros, est déjà critiquée par la République tchèque, la Pologne et la Hongrie et pourrait être reléguée au second plan. S’appuyer sur ce plan pour orienter les décisions en matière de soutien économique et d’investissement durable, tant dans les Etats-membres que dans les pays tiers, voilà une opportunité qui parait difficile à saisir dans le contexte européen, déjà fragilisé sur le plan institutionnel avant la crise sanitaire par des gouvernements de coalition, la montée du populisme ou encore l’affaiblissement de l’Allemagne. Quant à la Chine, l’annonce d’un plan d’investissements gigantesque d’un montant de 49 600 milliards de yuans (environ 6 400 milliards d’euros) portera sur 22 000 projets, dont une partie sera dédiée à la construction d’une centaine de centrales à charbon.
Pourtant, la pression s’accentue pour financer des politiques de transformation durable de l’économie, plus sobres sur le plan écologique, plus offensives en matière de lutte contre les inégalités. En France, le député Matthieu Orphelin défend l’idée d’un plan d’investissement public de 10 milliards par an pour financer cette transition en appuyant les régions, les départements et les communes par exemple en matière de transport et d’efficacité énergétique des bâtiments. L’élaboration de Plans Marshall « verts » pourraient réussir à orienter les ressources de manière à amorcer une transformation du système économique et social : investissement dans les infrastructures « durables » (mobilité, énergie, bâtiment), soutien au développement et création d’emplois de filières vertes, encadrement strict des activités des industries extractrices, reconversion des secteurs polluants tels que l’aviation et l’automobile, appui aux filières agricoles et alimentaires locales, réinvestissement du secteur public, notamment dans le domaine de la santé et de l’éducation.
La coordination de ces efforts à l’échelle européenne et internationale est la clé de voûte de leur succès. Evitons l’écueil d’opposer mondialisation à tous crins versus souveraineté absolue des états. Les stratégies nationales pour construire des économies durables doivent s’accompagner du renforcement des règles du jeu international dans le sens d’une mondialisation plus juste, à commencer par la lutte coordonnée et intensifiée contre l’évasion fiscale.
Voilà pour l’offre. Du côté de la demande, les options restent sur la table. Le gouvernement américain a fait le choix d’un soutien à la consommation avec le versement d’une aide financière directe aux ménages. A plus long-terme, il est probable que les effets dévastateurs de la crise sur le marché de l’emploi créeront dans les pays riches un contexte favorable à l’adoption du principe d’un revenu universel.
L’heure des choix
Le défi est énorme, à la mesure de la crise économique à venir et des enjeux climatiques. Sommes-nous prêts à le relever ? Dans son ouvrage Tout peut changer, la journaliste canadienne Naomi Klein se tourne vers le passé et s’interroge sur les conditions d’une transformation vers un système économique et social plus équitable, orienté contre le réchauffement climatique. Des virages d’une telle ampleur, par la force des volontés, se sont-ils déjà produits dans l’histoire ? La réponse à cette question mériterait à elle seule une réflexion rigoureuse et une analyse étendue. La lutte contre le système abolitionniste, malgré les nombreuses limites de cette analogie, offre un exemple des mouvements sociaux et politique ayant conduit à la refonte d’un modèle économique structurellement inégalitaire.
Au-delà des mesures économiques, dans le drame qui se noue dans les hôpitaux et les établissements de soins, dans l’intimité de la sphère domestique, nous observons le miroir que nous tendent les circonstances et nous interrogeons la normalité. Voyager, se déplacer, acheter, travailler, passer du temps avec (ou être éloigné de) ses proches. Nous entendons le frémissement d’une colère massive, nous percevons le mouvement de celles et ceux qui, fatigués des dommages irrémédiables causés à notre planète comme du creusement des inégalités au sein de leur propre pays, saisissent leur stylo ou leur téléphone, pour hurler un non franc à la poursuite d’un système prédateur et injuste. Repenser les notions de croissance et de progrès, conclure un contrat social sans sacrifier les générations actuelles ou futures et donner à chacun une autonomie dans ses choix de vie : ces réflexions ne sont pas nouvelles, des philosophes tels qu’André Gorz, Ivan Illich ou Castoriadis – entre autres – les ont placées au cœur de leur pensée dès le début des années 1970. Toutefois, la période actuelle est exceptionnelle sur le plan historique et nous offre l’opportunité d’élargir le champ des possibles. Si nous ne la saisissons pas, nous serons certes vivants, nous aurons gagné la bataille contre la pandémie, mais nous aurons perdu la guerre suivante.